« Nous ne sommes pas heureux. »
La voix douce a tranché le silence qui planait dans la chambre. Allongés l'un contre l'autre, Antoine et Hélène tardent à trouver le sommeil. Rome gronde de son ronronnement habituel et la nuit pourrait être paisible. Mais il a fallu qu'elle parle. Antoine lui caresse doucement les cheveux, distraitement plus que par tendresse amoureuse. Il ne demande pas de précision, parce qu'il sait forcément ce qu'elle veut lui dire mais qu'elle tait par respect pour les convenances. Elle persiste.
« Tu m'entends ? »
Un grognement sourd quitte la gorge du mâle. Bien sûr qu'il l'entend. Mais il n'a pas envie d'entendre qu'elle est malheureuse, pas plus qu'il veut qu'elle ne touille là où ça coince aussi pour lui. Il l'a sauvée de la fange où elle allait mourir jeune, si elle pouvait cesser d'être ingrate, ça l'arrangerait, lui. Et il pourrait dormir. Alors Hélène se tait, roule sur le côté, tournant le dos à Antoine, et rêve à son enfance, à son passé, à ce moment où elle se pensait heureuse.

Le lotus qui orne le dos de la demoiselle frêle sublime ses yeux vert d'eau. Elle a treize ans, le corps qui devient lentement celui d'une femme, et son client l'observe avec un sourire goguenard. C'est que les seins qui se forment lentement sur le buste de l'adolescente l'appellent et attirent son regard intéressé. Elle est nue, les mains croisées devant son sexe, machinalement. D'autres filles sont à côté d'elle. Elle, Hélène Maure, a été vendue en esclavage, séparée de sa sœur Diane bien trop tôt pour se souvenir des traits de sa jumelle. Et pourtant, dans l'éclat d'un miroir, elle pourrait croire la voir. Mais le temps est passé, la séparation a eu lieu trois ans plus tôt, et la mémoire de l'enfant est encore trop malléable, trop fragile pour retenir tout cela. Un manque, qu'elle ressent, pourtant, dans sa poitrine, là où le cœur se compresse régulièrement. Elle faisait partie d'une branche des Maure éloignée, d'une de celles dont on ne se soucie guère et qu'on n'hésite pas à réduire en esclavage pour assurer le commerce des autres. Que vive la famille, si certains se sacrifient pour les autres. Mais tout ça, Hélène n'en a pas vraiment conscience à seulement treize ans. Ce dont elle est consciente, par contre, c'est que le grand blond face à elle va faire son choix, et elle espère qu'elle ne sera pas désignée. Mais le doigt glisse sur les autres nymphes pour s'arrêter sur sa silhouette fine.
L'homme voulait une vierge, il a payé le prix fort, il sera servi.

D'autres hommes se sont succédés dans la couche de la jeune prostituée. Quelques uns, pas beaucoup. Et puis Antoine est venu, a posé une question que personne ne posait et a emporté Hélène avec lui, blottie contre son torse, l'épée au poing. Adieu l'esclavage subi, qui devient secret d'État au sein du nouveau couple. Le mariage se fait assez vite, finalement, le temps qu'Hélène se remplume un peu et qu'Antoine parvienne à convaincre ses parents du bien fondé de l'union. Jamais personne ne saura où il l'a récupérée, jamais. Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils sont intelligents : ils ont tout pour réussir et cette histoire sera gardée jusque dans leur tombe. Mais très vite, Hélène comprend que sa liberté est sous conditions. Que son cœur, encagé, ne peut être aussi ivre des grands espaces qu'elle aurait voulu. Une prison dorée pour havre de paix, voilà ce qu'elle a gagné en échange d'un sauvetage. Antoine l'aime, certes, pour le moment. Mais le mariage et leur proximité journalière va tôt faire d'épuiser ces doux sentiments. La naissance de Desdémone, puis de Robin, puis de Tybalt et Hero n'y change rien et Hélène le comprend trop tard. Le piédestal sur lequel elle a été hissée est instable et c'est amère qu'elle s'en accommode, peu à peu.

Elle ment, Hélène. Elle ment parce qu'elle a peur qu'on cesse de l'aimer, si les choses fuitent. Elle ment à ses amis, elle ment à ses beaux-parents, elle ment à ses enfants. Il n'y a peut-être qu'à Antoine qu'elle ne saurait mentir, mais Antoine s'éloigne, pas à pas, et le palpitant d'Hélène se broie. Les enfants crient, les enfants pleurent, elle leur donne le sein, un à un, année après année. Elle souffre en silence, ment par omission. La peur de les perdre, la peur de perdre tout ce qu'elle a réussi à obtenir et tout ce qu'elle chérit. Et cette envie de se battre, à mains nues, contre un destin qu'elle ne veut inéluctable. La violence qu'elle renferme, les coups qu'elle tait, tant d'influences silencieuses qu'elle a pu avoir sur ses enfants, tant qu'ils étaient encore dans son ventre, et lorsqu'ils étaient aussi malléables que des bouts de papier. Une mère, voilà ce qu'elle est. Une mère lionne, une mère louve, mais pas une mère poule. Trop d'incertitudes dans le temps à venir, pour se le permettre.