L’abime définit sa vie. La mélancolie en parfume ses contours. Quand on nait des cuisses d’une catin, on se demande : que suis-je, que fais-je, où irai-je ? Mais seul le silence pour réponse. Les appréhensions germant sous les fouets de la peur comme les temps s’écoulent et l’espoir s’érode. L'envie de ne plus avancer ; celle, plus forte encore, de reculer, poignent aux tripes et tout, du passé au futur, ne devient que des taches nébuleuses qui ne valent pas même la peine d'être élucidées. C’est ça, la vie d’amour, la vie des riens. Ce n’est pas un choix ou une passion. On ne se lève pas un matin en envisageant peut-être de faire carrière sur la rue, nu comme un ver, du corps comme de l’âme. C’est la branche héréditaire au complet qui y passe. Le métier est une infection qui se transmet de génération en génération. L’histoire se répète, les malheurs se calquent. Sans qu’elle n’en devienne un refrain identique, la fin reste la même : sur un pauvre grabat, les chairs soumises au cavalier d’une nuit.

Chrysale n’y échappe pas. Elle est la malédiction du couard, son père, et le dictame de la putain, sa mère. Sa triste mère qui, prise d’un élan d’égoïsme, sacrifie l’avenir du fœtus en refusant catégoriquement toute possible intervention pour endiguer la grossesse. Cache autant que faire se peut le renflement de son bide pour mener à bien la conception, au point de supplier ses maîtres de ne pas gêner la nature et sa magie. Elle pense à elle, pour une fois, espérant glaner dans cet accouchement une once de bonheur pour estomper sa flopée de malheurs. Et elle y parvient. Chrysale est une fille magnifique ; agit comme un baume sur ses nuits de misère, oblitère la solitude et la troque pour de précieux moments de joie. Mais la gamine ne lui appartient pas ; propriété des Capulet dès sa naissance dans le bordel. Bien vite, leur condition salope le sourire de son enfant, et l’enfant s’affadit dans leur réalité immuable, ne devenant plus qu’une pâle copie de sa tendre maman... puis inéluctablement sa substitut lorsque maman prend enfin vacances au fond d'un caveau.

Ça y est, les rouages s’engrènent, les morceaux s’imbriquent ; comme une fleur fanée emportée dans le sillon d’une rivière, Chrysale suit le layon du fatum, arpente le macadam et les bordels, le menton à la poitrine et la chair en fête. Indifférente, elle obéit au canevas de son existence sans mot dire, esquisse les tracés que sa mère a elle aussi dessinés. Elle multiplie les ébats, accumule son oseille et ne se surprend pas même un zeste lorsqu’à vingt ans seulement, les nausées lui chuchotent l’existence d’une graine de vie pour perpétuer la malédiction. Et pour ne rien changer, cette graine devient sa bouée. Elle s’y accroche, aux prémices par désespoir, puis peu à peu, par réel amour. Ce bébé est un miracle et une chandelle dans l’hiver de son âme. Sept mois bercés de tendresse et de rêves, puis l’éclosion, celle d’un macchabée en putrescence. Quand elle le sent qui va poindre, elle s'enfuit loin du quartier avec la douleur au ventre et le sang sur les mains. Elle ne veut pas du bordel comme berceau, pas plus qu'elle ne veut enchaîner son bébé aux Capulet. Son arrivée déchire le delta de la madre ; le cœur aussi. Chrysale, anéantie et esseulée, tient l’enfant mort-né de longs instants pendant qu'elle accuse sa condition d’être l’auteure de sa tragédie. La mère éplorée pointe du doigt sa pauvreté, glaviote sur les riches qui ne connaissent ni s'intéressent à la ruine et surtout, promet moult souffrances aux fieffés bourreaux l'ayant saccagée lors des nuits de violence et de lubricité. Elle cherche un coupable, mais ne trouve qu’une solution : celle de tout changer.

On la retrouve. Elle est remise dans sa cage d'or ; le cadavre infantile, lui, jeté aux chiens, pour ce qu'elle en sait. La page se tourne incontinent. On lui peint des sourires sur sa trogne de Madeleine. On musse les plaies de la panse et nettoie le sel sur ses joues. La belle est propre et réparée, prête à se lancer cul devant pour une nouvelle nuit de folie. Nonobstant la correction des tares, on oublie un recoin de crasse sous sa vénusté. La tragédie a en effet semé ses chancres dans l’esprit tourmenté de Chrysale. Un grain de folie s’invite en l’encéphale, un goût de représailles enfle dans la poitrine, et dans sa panse, l’abominable vide perdure. Alors la jeune femme s'élance dans une croisade contre l'Homme, l'argent et le pouvoir, en plein cœur de sa bauge, tout en bas de l’échelle. C’est ambitieux, insensé et utopique. Elle n’a que son costume et sa haine pour armes ; un peu de poison dans ses mots et de volonté dans la boite.  Mais c’est ce qu’elle veut plus que tout ; changer l’histoire, biffer des lignes, en réécrire de nouvelles. Assurer à son enfant du futur une vie loin de la misère. Loin des porcs, du bordel et de l'abime.