The demi-gods and hungry ghosts
De la crasse sur les joues, du sang séché au coin de la bouche. Il avance, le sale gosse.
Morve dans le piffe et dents cassées. Ça lui fait mal, quand sa langue rose et molle en lèche les aspérités. Une bagarre entre chiens et chats, entre chats et rats. D'une hauteur raisonnable, pas maigrelet. Sec, tellement sec. Des muscles durs et des nerfs tendus. Sur le vif, constamment. Chat de gouttières que rien n'y personne ne saurait mettre en cage. C'est qu'à cet âge, on ne se préoccupe pas vraiment du danger – quel âge, putain, quel âge. Orphée, il essaye de se rappeler. Peine perdue, peine volée. Invincible et imprenable. À traîner dans les taudis et à se servir sur les étales. Dans les magasins, la marchandise sous le tee-shirt. La course pour esquiver les balles.
La rage accrochée au bide, violente et perpétuelle ; une marée qui va et vient après l'été, durant l’hiver. Cette rage, familière. Amoureuse éplorée qui ne le quittera qu'en de rares occasions. Après, bien après. Lorsque l'épuisement se fait écrasant et que le corps avant l'esprit, lâche.
Gerbé d'entre les cuisses d'une pute ou d'une déphasée. De maman, il ne se souvient que d'une main blanche caressant son front, s'échouant sur le museau. Et peut-être n'est-ce que des songes, et peut-être n'est-ce que du fantasme. Car aucune autre image ne perturbe ses nuits. Aucune autre qui puisse l'aider à se relever.
Des tartes qu'on lui balance à la trogne et une corde qu'on lui fiche autour du cou. Nuque fragilisée et boursouflée. Des hématomes aux couleurs de l'arc-en-ciel peignent sa peau vierge. On aboie « tenez-le, bordel » on le nomme « espèce de sale petit bâtard ». Des éclats de voix qui fusent à travers les strates de sa psyché. Il se pensait en sécurité, là, en boule, abrité de couvertures moites. Parmi les autres comme lui. Les sans-maison, les sans-famille. Un squatte en bordure de cité. Rome les ayant un à un refoulés.
Les rafles, qu'ils disaient pour se rassurer, elles ne se produisent pas ici. Ils ont trop peur, de venir nous déranger. Patauger dans la merde et renifler la pisse, ils évitent.
Pourtant, les phalanges qui se pressent sur son œsophage et les chocs qu'il a reçu sur toute sa carcasse, ça n'est pas un rêve. C'est une réalité. Une douloureuse et angoissante réalité qui s'éteint subitement.
Aspiré par le trou, la béance immense.
Ses orbes bleues roulent dans leur orbite et les genoux ploient sous son poids.
Du bétail. C'est ce qu'il est. De la chair fraîche vendue au plus offrant, exposée dans les salons spécialisés. Les animaux ont souvent plus de valeur que lui, il a remarqué.
Chambre étriquée. Le sombre de la nuit enveloppe sa charogne qu'il tire, jusqu'à la fenêtre. D'ici, avachi sur le parquet, il peut voir la lune et les étoiles. Ainsi, il observe, sans un mot. Ressuie d'un revers de patte l'incarnat qui lui souille les naseaux.
On lui répète, on lui répète encore, qu'Il veille de là-haut. Qu'Il surveille. Les pensées, on ne peut pas les lui cacher. Et son âme, on la lui arrachera, s'il continue à lutter. L'enfant craint pour son âme plus que pour son corps. Se demande si la conscience est liée. Et si de conscience on le prive alors son âme sera perdue. Que faire d'une coquille vide.
Les Lear sont ses maîtres.
Les Lear sont ses maîtres et décident de le baptiser. Pour que de sauvage, il ne soit plus. Et que d'être civilisé, il devienne. Juste assez.
Orphée, tu t’appelleras Orphée.
Et l'enfant ne sait même pas l'histoire derrière le prénom de fille. Car c'est un prénom de fille, il en est sûr.
Et les Lear n'acceptent aucune défiance, aucune œillade mesquine et ne supportent rapidement plus sa mine renfrognée. On lui apprend l'obéissance avec les mots, d'abord. Mais les mots ne suffisent pas à cet être-fauve. On finit donc par user de coups. Des coups encore des coups, des coups pour que les préceptes rentrent, que la vanité de ses actes – misérable vanité d’ignorant – finisse par disparaître. Avec elle, la colère et l'envie. La colère d'exister, l'envie de fuir.
Sa liberté, Orphée la paye d'une main sanglante à un marchand de vice. Un organisateur de combats clandestins que les riches adorent, auxquels les soumis ne survivent. Lui, il est une bête que la rancœur et la haine ont rendu féroce. Lâché dans l'arène avec pour unique tâche : celle de broyer, celle d'en ressortir plus dément ou plus fort.
Le trépas l'indiffère. Puisque ce que cherche le garçon, n'est qu'une libération. Ne plus toucher le même parquet, ne plus sentir le glacé des immenses cloisons. Ne pas retourner dans la gueule du serpent. Ne plus deviner des doigts parcourir ses angles, ne plus vomir de ce qu'ils font, de ce que le maître fait. De ce qu'il est.
Alors, durant une année entière, Orphée a pris soin d'amasser le trésor. Une ridicule pyramide d'or et de précieuses pierres. Chapardant dès qu'une occasion le rendait possible, trompant ses Saints Pères. Et c'est un sweat enfilé à la hâte et une capuche vissée au crâne qu'il s'échappe du calvaire ; et s'éloigne dans le noir. Se fond dans le décor, imagine survivre le temps d'une saison. D'un automne à ciel ouvert, là où s'envolent les feuilles oranges.
Et puis l'année coule.
La suivante, également.
On le cherche et jamais on ne le trouve.
Il sait se faire discret, il sait s'effacer. Connaît le commerce du sous-monde, les échanges de bons procédés. Sorti des Enfers, miraculé. Il ignore qu'il y retournera, les poignets enchaînés ou la tête séparée du reste de sa charogne.
Aujourd'hui, Orphée croit pouvoir exister sans plus craindre le procès. Sans plus craindre que l'Ordre lui tombe dessus, ne l'avale et le régurgite dans les entrailles d'une cellule ; vermine mise hors d'état de nuire.
La vermine sourit et la vermine implore, un Dieu qu'on l'a contraint à aimer, à concevoir, à ne jamais duper. Il vend ses talents, aux plus offrants.
Et pourquoi ne pas avoir franchi les frontières et pourquoi ne pas avoir échappé aux malheurs.
C'est que Rome l'a vu naître, et Rome devra le voir mort.
Orphée, il ne peut partir, il ignore que le monde est vaste. Que Dieu n'est que pure invention. Que sa liberté n'est qu'un tragique écran de brouillard. Brume épaisse balayée par la violence des prochains orages.