« C’est le moment de la décharger. » Charon Stipendi regarde l’imposant matelot qui dévisage leur drôle de couple ; à ses genoux s’agrippe une gamine, larme à l’œil, sur la tête de laquelle repose la main paternelle. « On ne la décharge pas. » « Hein ? » « On ne la décharge pas, j’ai dit. » L’autre fronce les sourcils ; l’incroyable vérité se trace lentement un chemin dans sa cervelle à voie unique. Il faudrait seriner le nouveau sur sa condition de quasi-esclave, sur l’indésirable, voire maudite, présence des femmes, des gamines, des faiblardes sur les houleuses mers du Sud, et le reprendre sur ces yeux brillants d’un farouche attachement à la bestiole qui finira de toute façon par crever d’une fièvre exotique. « T’as pas entendu ? On me décharge pas, c’est le capitaine Calsius qui l’a dit. » C’est la môme qui a répondu, cette fois, d’une voix nasillarde et vibrante d’une colère enmorvée. Elle se défait du pantalon de son père, comme prête à bondir sur l’indigent, et les doigts de Charon se referment sur son épaule : en réalité, c’est sûrement lui qui est le plus agrippé des deux. Le marin, au devant de ce touchant portrait de famille qui lui donnerait presque de l’urticaire –le type s’accroche à sa fille comme à une bouée en pleine mer, c’est comme s’il allait se bazarder par-dessus bord si on la lui retirait, et c’est pathétique-, finit par abandonner la partie. Le tonnerre éclate de toute façon sur l’instant : « STIPENDI, envoie valser la chiarde et va donc te rendre utile ! Ta femme m’a vendu des bras, pas une pleureuse : BOUGE. »

« J’me sens pas bien… » « Encore ? Tu veux un seau ? Tu veux que je t’aide à monter sur le pont ? » « Ne parle pas de vo… BLEUARGH. » « Bordel, qu’est-ce qu’il se passe ici ? » « C’est mon père, il est malade. »

« CAPITAINE ! Vous auriez pas vu Stipendi ? » « Il brique le pont juste sous ton nez, imbécile. » « Non, non, l'autre Stipendi. » « Ah. Pas vue, non. » « Vous êtes sûr ? » « J’l’aurais déjà chopée par la peau du cul si elle avait été dans mes pattes, Cornelius. » « Ah, euh… Ben si vous la voyez, faites-nous signe. » « Je peux savoir ce que vous lui voulez à la gamine ? » « Euh je… C’est-à-dire qu’on… On joue à cache-cache, capitaine. » « Barre-toi avant que je m’énerve, Cornelius. » « Oui capitaine, bien capitaine. » « …C’est bon il s’est tiré, tu peux sortir. » « Vous êtes quand même fort, capitaine. Ils sont pas prêts de revenir vous embêter ! » « Langage, Stipendi. » « Pardon.. Vous emmerder, capitaine. »


Un sourire effile les lèvres pleines de l’adolescente, et ricoche sur l’air estomaqué de l’homme qui la dévisage. « Non, » fait-il avec un rire peu naturel, sans pourtant la lâcher des mirettes : il  guette les miettes de plaisanterie qui s’égrèneraient sur son air parfaitement sérieux. Ce doit forcément en être une, comme lorsqu’elle prétend qu’elle sera un jour l'invitée d'honneur des orgies des grands de Rome.  « Si. » « Mais non. Tania, tu serais la dernière à… » Elle continue de le regarder tandis qu’il secoue la tête, comme s’il voulait s’en retirer quelque chose d’insensé. Il ne terminera jamais sa phrase, en suspens sous la stupéfaction générale, et elle est lâchement abandonnée quand il croise deux pupilles déterminées ; la curiosité prend immédiatement le pas. « C’est qui ? » Elle se penche vers Virgile avec une lueur de contentement dans les yeux : « Obéron Sertori. » Elle jubile, et chanterait presque ce prénom qui semble ficher un coup dans le plexus de son compagnon. « Non. » « Si. » « Mais non. Sertori serait le dernier à… » « A quoi ? » Elle l’attrape cette fois au vol, et le cloue à terre de son ton faussement orageux ; elle se réjouit trop pour se fâcher vraiment. L’autre pousse un soupir, se passe une main sur la joue, et prend finalement son courage à deux mains. « T’es une gosse exceptionnelle. » « J’ai seize ans, Virgile. » « Tu es une… Une fille –désolé, je peux pas faire mieux- exceptionnelle mais bon sang, t’es pas la plus raffinée des pépés qui soit. Tu tiens mieux le rhum que ton père, tu gagnes les concours les plus dégueulasses de l’équipage –c’est très impressionnant, on est d’accord-, et Sertori, lui, il trie les danseuses de chez Capulet. » « Moi au contraire, je trouve ça parfaitement logique. Il côtoie des nymphettes à longueur de journée, un peu de brise marine, ça lui fait du bien. » « Toi, une brise ? T’es le genre de rafale en hiver qui irait te retourner un paquebot ! Mais c’est même pas ça, le problème… Le problème, ce sont ses tendances. Ou plutôt son absence de ; bordel, le type serait eunuque que ça serait pareil ! » A ces mots, Titania part d’un grand rire, un peu comme si on venait de lui raconter la plaisanterie la plus drôle du royaume. « Et les ragots de Rome te prêtent quatre couilles ! Qu'est-ce que tu veux que j'aille faire avec les racontars de commères ? » « Mais lui, on ne lui connaît aucune aventure. Dans une ville décadente où tout se sait ! » « J’aurais peut-être dû t’inviter à la nuit de noces pour te rendre moins con. Tu l’aurais vu, bandant comme un âne, à me lécher les… » « Bordel. » Virgile pousse un nouveau soupir, et repousse sa bière dont il n’a certainement plus envie. « Titania Stipendi, championne depuis dix ans du concours de pets sur L’Armada du Ciel, baiseuse des sept mers, s’est mariée au plus grand collet-monté de la ville. » « L’étendue de sa sobriété n’a d’égale que la longueur de sa queue, mon cher ami. » « C’est ce genre de réplique qui a dû le faire craquer, sans doute. »

« C’est qui, ce type ? » « Attends une minute… Ce serait pas Verrani ? » « Verraqui ? » « Sergio Verrani, l’ancien précepte des Capulet qu’on a jeté en taule quand il a vomi sur les chaussures d’Hélène… Une paire qui valait des millions, à ce qu’il paraît. » « J’savais pas que les Capulet s’offraient des pompes en or massif, ça doit expliquer la façon dont ils tordent tous du… Hé mais, qu’est-ce qu’il fout à peloter Stipendi ? Sept mers, si c’est un enfoiré de pervers… » « Il lui apprend à chanter. » « Abrarax ! Il lui quoi ? » « Il lui apprend à chanter, j’vous dis, et pas de n’importe quelle manière : ça les bouseux, c’est de l’opéra. » « Quoi ? Mais qu’est-ce qu’on va aller foutre d’un cantateur… D’un cantatif… D’un artiste qui va dégueuler à la première vaguelette ? » « Moi j’dis, c’est Sertori qui a foutu des conneries de lubies princières dans le crâne de la gamine. Vouloir apprendre à chanter quand elle pète comme pas deux ; c'est du talent jeté par les fenêtres, moi j'vous l'dis. » « Oh, toi, t’es l’premier à lui réclamer les chansons paillardes dès qu’on est en mer. » « Y’a quand même un monde entre ça et l’opéra, bordel. » « Vous pouvez vous plaindre tant qu’vous voulez, les ordres restent les mêmes : Verrani, c’est le cadeau d’anniversaire pour la gamine de la part du capitaine, alors on la ferme et on le traite comme un des nôtres, pigé ? »



« Tu as… Vous avez… » « Vendu L’Armada, oui. » « Mais Stipen… Capitaine Sertori, vous êtes en poste depuis seulement trois jours, on a pas encore fait le deuil du vieux Philomène alors vendre son navire, c’est quand même… » « C’était une vieille carne, ce rafiot, il tombait en ruine ! Tu pensais peut-être que j’allais laisser mes hommes naviguer sur un radeau pareil ? » « Vous avez sans doute raison, mais, de là à le vendre à la ville pour en faire des nouveaux échafauds… » « Arrête de te plaindre, et suis-moi plutôt.  Quand tu verras la merveille sur laquelle je viens de mettre la main, tu vas en avaler ta langue de geignard. »

« Hé, ils n’ont pas d’enfant, les Sertori ? » « Non, je ne crois pas. » « Ca fait quand même un bail qu’ils sont mariés… » « Remarque, je suis pas sûr qu’entre leurs disputes, ils aient vraiment le temps de procréer. Les temps morts entre deux rixtes doivent durer deux minutes à tout casser. » « Ah, l’amour. »

« Est-ce que tu as entendu parler de Titania Sertori ? » « Et comment ! Je crève d’envie de la voir dans le nouvel opéra de Pietro Karmanov ! » « J’y suis allé, la semaine dernière. On dit qu’elle a appris à chanter avec les sirènes, du temps où elle était corsaire : tu imagines ma tête quand on m’en a parlé, « encore des racontars » ! Mais quand je suis allée la voir… J’ai presque honte de le dire, mais j’ai trouvé que les ragots n’étaient pas à la hauteur de sa voix. » « Bon sang, tu me fiches des frissons. » « Tu peux en avoir. Elle a beau sortir de la rue, on oublie d’où elle vient dès qu’elle se met à chanter. »